Ma première « baisse de régime » arriva après un voyage et fut taxée de « petite déprime » . Je me retrouvai, un certain mois de septembre, sans voix au milieu d’un coup de téléphone . Je ne pouvais plus répondre … J ‘avais passé ma thèse de médecine l’hiver précédent, achèvement de longues années d’étude et d’internat, et avais eu envie de vivre un peu. Le voyage avait été fatigant bien sûr mais passionnant. Ont suivi six mois inattendus : ayant eu un arrêt de travail de deux semaines par mon médecin généraliste, j’ai scrupuleusement adressé aux quatre hôpitaux où j’étais vacataire les papiers administratifs nécessaires. Le résultat a été ma disparition de l’ordinateur et donc deux semaines non rémunérées … C’est à cet instant, je crois, qu’une petite phrase s’est inscrite très profondément dans mon cerveau : « Tu es médecin et tu n’as pas le droit de t’arrêter, tu dois tenir … Ils ne te feront aucun cadeau .» Cette petite phrase m’avait déjà obsédée lors des lendemains de garde de réanimation, lorsqu’il fallait rester debout et travailler après seulement trois heures de sommeil. J’avais un jour dit à un de mes chefs après un week-end entier de garde, que j’étais fatiguée, et il m’avait rétorqué: « Tu n’es vraiment pas résistante!» J’avais avalé! Désormais, je tenais sans broncher, me disant que la médecine était exigeante.

Les mois suivants, je suis devenue raisonnable et ne suis sortie aucun soir afin de dormir et récupérer. J’expérimentais à 27 ans une vie monacale, ce que je n’avais pas vraiment prévu. Malgré cela, j’ai eu deux accidents de voiture, alors que je faisais des remplacements en ville pour des raisons pécuniaire s. Je roulais à gauche et me sentais « dans le coton» . J’ai alors découvert que j’avais 8,5 de tension. Gagner sa vie après dix ans d’étude s et de formation n’était pas si simple …

Quelques années plus tard, je me suis installée et, après avoir mûrement réfléchi, j’ai débuté une activité libérale organisée en société civile professionnelle. Ayant été dûment sollicitée par deux médecins de ma spécialité et ayant étudié très précisément le contrat, j’ai décidé de leur faire confiance. À cette époque, il fallait acheter des parts et je dus emprunter. Quelque temps plus tard, je réalisai avec angoisse que mes associés ne respectaient pas notre contrat commun, ce qui m’a occasionné des pertes d’argent et a nécessité que je fasse appel à un avocat. Puis trois deuils familiaux m’ont affectée la même année. J’ai décidé de quitter l’association, alors qu’il me restait encore des emprunts bancaires et que je n’avais aucune aide financière. Impossible donc de faire un break pour tourner la page, alors que je venais de vivre plusieurs années avec deux semaines de vacances annuelles et un week-end sur trois d’astreinte. J’étais de nouveau fatiguée, fatigué e. Mais la petite voix s’est de nouveau fait entendre : « Tu es médecin et tu n’as pas le droit de t’arrêter, tu dois tenir … Et puis que sais-tu faire d’autre? Rien !»

J’ai repris une activité hospitalière et ce fut une autre aventure, la découverte plus profonde des dysfonctionnements, des luttes de pouvoir et des fragilités mises à nu par le rythme quotidien, la pression administrative, financière, celle des patients et des collègues, les décompensations psychologiques des uns et des autres. Je cherchais de l’aide, des explications, mais trouvais plutôt le déni et la toute-puissance. Après quelques années enthousiasmantes malgré tout, face à de nouveaux projets, lucide et ayant décidé de m’accrocher à l’espérance, j’ai ressenti une fatigue de plus en plus intense, accompagnée de troubles du sommeil et de cauchemars. J’étais au bord du suicide. En parlant avec un psychiatre, j’ai pris conscience que j’étais sous l’emprise d’une personnalité perverse et narcissique avec qui j’avais des patients en commun. Le médecin généraliste qui me suivait et connaissait aussi par expérience ce type de situation m’a conseillé de partir en courant de mon lieu de travail et m’a arrêtée, ce que je souhaitais de tout mon cœur. À distance de l’hôpital j’allais de mieux en mieux. J’ai été protégée durant quelques semaines par des soignants bienveillants et compréhensifs. Ce fut une trêve dont je savourais chaque instant. La petite phrase me laissait tranquille provisoirement. Elle est revenue de manière sourde, puis de plus en plus intense.

Je repris mon travail quelque temps plus tard, la personne malveillante partie ; le cœur y était et je reprenais espoir, me réinvestissant de nouveau. Mais la configuration hospitalière fut encore maintes fois bousculée avec des changements répétés de cadres infirmiers et de médecins du travail, des audits, un plan social, des difficultés administratives, un budget déficitaire et opaque. Charge de travail aidant, le mal est revenu encore plus sournoisement et les symptômes se sont manifestés insidieusement : douleurs musculaires, maux de tête, difficultés à monter les étages, essoufflement, ulcères gastriques, fracture de fatigue, zona, pensées négatives, réveils nocturnes. J’avais beaucoup de satisfaction sur le terrain, mais aucun soutien réel !

Je souffrais d’un manque de reconnaissance institutionnelle et d’un vague sentiment d’être utilisée. La petite phrase revenait : « Tu es médecin et tu n’as pas le droit de t’arrêter, tu dois tenir !» Le doute s’insinuait sur mes capacités, mes compétences et le sens même de mes actions.

C’est alors que l’événement décisif est arrivé. Je rentrais chez moi d’une garde éreintante, j’étais à mobylette. Mon dernier souvenir est qu’au feu rouge, tout a valsé. Je me suis réveillée à l’hôpital, sous perfusion. Quinze jours. Bonne à rien. Tenir ma petite cuillère pour manger un yaourt était un effort presque insurmontable. C’est un psychologue, demandé par le médecin, qui a prononcé le mot : « Burn-out ». Mais il a ajouté : « Un vrai ! Pas un pré burn-out, comme c’est souvent le cas. Mais cette réaction de survie de l’organisme qui vous sauve malgré vous, en se débranchant pour conserver l’ultime réserve avant que tout ne s’éteigne pour toujours. » Ces paroles auraient pu m’atterrer. Mais je sentais qu’elles étaient justes. De plus, ce psychologue a pris le temps d’écouter mon histoire. Par cette écoute bienveillante, j’ai pris conscience qu’une deuxième petite phrase me susurrait depuis plusieurs mois : « Si tu continues sur ce rythme, tu n’iras s pas jusqu’à ta retraite, tu mourras avant !» Or, il se trouvait que ce psychologue était aussi psychothérapeute.

En sortant de l’hôpital, j’ai enfin décidé de prendre du temps et de réfléchir. Et, pour cela, de commencer une psychothérapie afin de nommer ce qui se passait en moi et passer mon histoire au peigne fin. Je découvris ainsi, non sans résistance, que, si la personnalité narcissique m’avait manipulée, j’avais aussi laissé prise à sa manipulation. J’ai compris que, au-delà de ce système qui me laminait, j’avais une liberté, donc que j’avais aussi ma part de responsabilité. Je vis également que les critiques justifiées de l’institution hospitalière, voire médicale, légitimaient aussi une attitude victimaire de ma part. Je me suis demandé pourquoi j’étais restée aussi longtemps dans ce fonctionnement qui ne convenait pas à mon équilibre de vie. J’ai compris que celui-ci était premier, que je ne devais plus subir et courber l’échine.  Ma responsabilité personnelle était d’en prendre définitivement conscience et de tordre le cou à cette petite phrase si culpabilisante : « Tu es médecin et tu n’as pas le droit de t’arrêter, tu dois tenir !» En finir avec les fausses croyances et m’ouvrir à la vie. Je suis maintenant en chemin …

Chantale, médecin.

Ref: Pascal Ide, « Le burn out, maladie du don »